1. Rappel des principaux événements
Si on devait retenir une seule chose, c’est qu’il reste à ce jour environ 17 000 Juifs en Turquie – alors qu’ils étaient plus de 100 000 à la fin de la Première Guerre mondiale (1) – et que les projections démographiques montrent que la communauté va malheureusement disparaître d’ici 30 à 40 ans.
Les Juifs de Turquie sont à 95% les descendants des Juifs espagnols expulsés en 1492. Les 5% restants sont des Ashkénazes descendants des Juifs s’étant enfuis d’Allemagne au XVIIème siècle et de Pologne, d’Autriche-Hongrie et de Russie au XIXème siècle, ainsi qu’un très petit nombre de Karaïtes.
Une caractéristique invariante des Juifs de Turquie depuis la période ottomane est qu’ils sont toujours restés à la fois discrets et dociles vis-à-vis du pouvoir, beaucoup plus que les Grecs et les Arméniens (les deux autres principales communautés non-musulmanes). Ceci s’explique par le fait que contrairement aux Grecs et Arméniens qui pouvaient compter, éventuellement, sur le soutien des puissances occidentales chrétiennes, les Juifs n’avaient souvent personne sur qui compter. En tout cas, globalement, ils ont été plus protégés par le pouvoir que les Chrétiens.
En effet, les deux grandes tragédies en Turquie ont été subies : 1. par les Arméniens en 1915, dans les toutes dernières années de l’Empire ottoman (entre 600 000 et 1 500 000 tués lors de déportations massives et de massacres) et 2. par les Grecs en 1923 (1 300 000 contraints de partir en Grèce, dans le cadre de l’échange de populations décidée entre la Grèce et la Turquie).
D’autres tragédies de moindre ampleur ont, elles, touché également les Juifs. Il s’agit premièrement des « incidents de Thrace » de 1934 : une série d’incidents commençant avec le boycott des commerces tenus par des Juifs, suivis de menaces physiques, d’agressions, de viols et du meurtre d’un rabbin. Ces incidents ont déclenché la fuite vers Istanbul de plusieurs milliers de Juifs (3 000 selon la version officielle, plus de 10 000 selon toute vraisemblance), abandonnant tous leurs biens (2).
Deuxièmement : de 1942 à 1943 un impôt sur la fortune hautement discriminatoire (le Varlık Vergisi) d’un taux 10 fois plus élevé pour les non musulmans que pour les musulmans. Il y aura une vingtaine de morts et quelques suicides parmi ceux envoyés dans des camps de travail parce qu’ils n’avaient pas pu payer (3).
Troisièmement : les événements des 6 et 7 septembre 1955 : dans un contexte de fortes tensions avec la Grèce à cause de Chypre, une horde de casseurs organisée par des services secrets de l’Etat a saccagé à Istanbul des lieux de culte, des écoles, des milliers de commerces mais aussi des habitations appartenant aux Grecs – les premiers visés – ainsi qu’aux Juifs et aux Arméniens, faisant une quinzaine de morts et plus de 500 blessés (4). Cet événement marquera le début de la fin d’Istanbul en tant que ville cosmopolite et multiconfessionnelle.
En réalité, derrière les deux premiers actes il y avait une volonté et une politique d’Etat de « turquifier », par l’expropriation, la richesse économique du pays détenue principalement par les minorités non musulmanes. Cette politique s’est servie, concernant les Juifs, des propagandes antisémites « classiques », importées – ou au moins inspirées – d’Europe et en particulier d’Allemagne dont on sait qu’elle a exercé dans les années 30 et 40 une influence considérable sur certaines élites turques nationalistes.
Cependant la Turquie avait réussi à rester neutre lors de la Seconde Guerre mondiale malgré les pressions allemandes et elle avait permis le passage en transit de Juifs, principalement Bulgares et Roumains, qui voulaient s’enfuir vers la Palestine.
Par ailleurs, durant l’Occupation en France, des diplomates turcs basés à Paris et à Marseille ont sauvé la vie d’un certain nombre de Juifs de Turquie qui avaient émigré en France dans les années 30. Une récente étude (5) a démontré qu’il s’agissait d’initiatives personnelles et non d’une politique officielle et que le chiffre réel est probablement plus proche de 600 personnes sauvées que du chiffre de plusieurs milliers cités par certaines sources turques. La même étude montre que la Turquie n’a pas été meilleure que plusieurs autres pays quant à l’accueil de réfugiés juifs : elle n’aurait accueilli qu’un peu plus d’un millième des réfugiés.
2. La moitié de la communauté juive qui est restée après 1948
Au total, au fil du temps, une bonne moitié des Juifs de Turquie sont partis après 1948 en Israël et aujourd’hui on estime à environ 100 000 les Juifs d’origine turque qui y vivent.
Pour les Juifs qui sont restés en Turquie, à partir de la fin des années 50, les actes anti-minorités organisés ou tolérés par l’Etat ne se sont plus reproduits. Le pays était entré dans une nouvelle période (6), beaucoup plus « calme » en tout cas en ce qui concerne les minorités non musulmanes.
Pourtant à partir des années 70, un nouvel acteur entre dans le paysage politique, à savoir l’Islam politique dont le fondateur était un certain Necmettin Erbakan. Ce mouvement, appelé « Milli Görüş » (Vision Nationale) a adopté un discours résolument anti-occidental, anti-européen, antisioniste et antisémite. Le parti AKP d’Erdoğan, au pouvoir depuis 2002, est issu d’une scission « moderniste » du parti d’Erbakan. Les propos racistes que l’on entend parfois chez certains dirigeants de l’AKP, répercutés et amplifiés par les médias proches du pouvoir, trouvent leurs origines dans cet antisémitisme islamiste, différent de celui des années 30 – 40 importé d’Europe.
Concernant les principaux actes antisémites de cette période, on dénombre deux attentats terroristes et deux meurtres. Lors du premier attentat, en 1986, deux terroristes de l’Organisation Abou Nidal tuent 21 Juifs lors du Shabbat à la grande synagogue de Neve-Shalom. En novembre 2003, plusieurs attentats synchronisés d’Al-Qaida contre deux synagogues, le consulat anglais et la banque HSBC font 31 victimes dont 6 Juifs. Un industriel juif, Üzeyir Garih, est assassiné en 2001 (probablement un fait divers plutôt qu’un meurtre antisémite) et un dentiste juif, Yasef Yahia, est assassiné en 2003.
Concernant les propos antisémites, c’est surtout à partir de 2008 que les critiques d’Erdoğan ou de son entourage contre Israël se sont transformées en critiques du « lobby juif » ou de la « diaspora juive ». Ainsi, des propos ouvertement antisémites ont commencé à se glisser dans les médias proches du gouvernement, sans aucune réaction de la part de celui-ci. Cet état de fait a permis de répandre des sentiments anti-juifs dans la partie de la population turque peu éduquée et notoirement peu critique par rapport à « l’autorité ». Selon le Pew Research Center, les avis défavorables envers les Juifs en Turquie passaient ainsi de 49% en 2004 à 76% en 2008 (7).
Il existe une association (8) qui s’est donné comme mission de surveiller et de dénoncer tous les propos racistes et discriminatoires dans les médias. Cette association publie régulièrement des rapports très détaillés avec des constats précis, catégorie par catégorie, en citant nommément l’organe de presse et l’auteur des propos. Selon les deux derniers rapports, les Juifs figurent juste derrière les Arméniens dans la liste des communautés ciblées par les propos racistes (9).
Cette association se limite cependant à la presse écrite et elle a un impact faible. Il n’existe pas en Turquie d’organisme fort qui combat le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Une loi qui était attendue depuis longtemps pour mieux combattre le racisme et la discrimination a finalement été adoptée début mars mais elle s’est avéré très en-deçà des attentes (10).
3. Pronostics pour les Juifs de Turquie, aujourd’hui et demain
Il reste que les Juifs de Turquie et leurs représentants sont généralement réticents à porter plainte en cas d’attaques racistes dans les médias et l’on ne peut pas dire non plus que les procureurs de la République fassent leur travail sur ce sujet.
En revanche, on observe des initiatives récentes qu’on n’aurait pas pu imaginer il y a quelques années : notamment, il n’est plus tabou de parler des massacres de 1915 et a fortiori des événements anti-minorités des années 30 à 50. Ainsi, des ouvrages, des colloques, des débats et des expositions foisonnent sur ces sujets.
En 2012, le film Shoah de Lanzmann a été diffusé sur une chaîne nationale de télévision, à l’initiative du Projet Aladin (11). En octobre 2013, un groupe de 25 universitaires turcs a participé à un séminaire de formation organisé à Istanbul par le Projet Aladin, visant à former des spécialistes de l’enseignement de la Shoah dans les universités turques, une première dans le monde musulman (12). Enfin, le 27 janvier dernier il y a eu une commémoration à Istanbul lors de la Journée Internationale de l’Holocauste. En clair, il existe depuis peu un mouvement mémoriel tiré par la société civile qui se fait entendre de plus en plus.
Il faut également noter le passage d’une loi en 2012 qui a permis la restitution des biens communautaires – confisqués par l’Etat à partir des années 20 – même s’il s’agit d’une restitution partielle (13).
Dès lors, est-il encore possible de parler « d’espoir d’amélioration » alors que la disparition graduelle de la communauté est inévitable à terme ? On peut en tout cas essayer.
On peut distinguer une amélioration « minimum indispensable » et une amélioration « souhaitable ». Le minimum indispensable serait que les propos antisionistes et antisémites des dirigeants cessent. Cela passera obligatoirement par le départ d’Erdoğan. Or Erdoğan ne quittera pas le pouvoir si vite, comme le démontrent d’ailleurs les résultats des élections municipales du 30 mars. Et même après le départ d’Erdoğan, il est probable que les préjugés et la haine mettent du temps à se résorber. Autrement dit, même le « minimum indispensable » n’est pas gagné. (Toutefois, une amélioration des relations avec Israël, jugée probable par les observateurs (14), aurait un certain impact positif.)
Quant à l’amélioration « souhaitable » elle paraît plutôt utopique. En effet, elle consisterait à ce que les Juifs turcs, ainsi que les autres minorités, jouissent d’une véritable liberté et égalité, d’une citoyenneté entière comme on l’entend en Europe, dans les faits, et non seulement « sur le papier » (15). Or il s’avère justement que les critères de Copenhague d’accession à l’Union européenne garantissent ces libertés et égalités. Mais on voit bien depuis quelques années qu’une perspective d’accession de la Turquie à l’Union européenne est hautement improbable dans un avenir prévisible (ce qui ne réjouit pas du tout les Juifs turcs). Il ne resterait donc que les dynamiques internes au pays.
Concernant les dynamiques internes il existe, schématiquement, une vision optimiste et une vision pessimiste. Selon la vision optimiste (16), les grandes manifestations de juin 2013 place Taksim à Istanbul constituent une mise en garde citoyenne du pouvoir, apparemment libérée des anciens réflexes paternalistes et militaristes du front laïque, une première dans l’histoire de la République turque. Si ce mouvement réussit à se libérer définitivement de ses références nationalistes et assimilationnistes (par rapport aux minorités) – et s’il arrive à s’organiser en mouvement politique – il serait en mesure de représenter une alternative politique sérieuse à l’AKP d’Erdoğan.
Selon la vision pessimiste, Atatürk a, certes, institué une citoyenneté turque censée englober tous les habitants du pays, quelque soit leur religion ou leur ethnie mais en réalité cela était trop demander et il n’a eu ni le pouvoir ni le temps de changer en profondeur la société turque (Atatürk est mort à 57 ans). Si bien que pour les successeurs d’Atatürk et pour une grande partie de la société l’identité « turque » est restée fortement associée à l’identité « musulmane » (17) et les Juifs turcs ont été considérés comme des « invités » censés rester éternellement reconnaissants aux Turcs pour les avoir accueillis en 1492.
Toujours selon la vision pessimiste (18), plus fondamentalement il n’y a pas eu de « Renaissance » ni de « siècle des Lumières » en Turquie (qui est, certes, une république relativement jeune) ni dans l’Islam (qui n’a, certes, « que » 1 400 ans), qui aurait pu lui permettre de se rapprocher de l’humanisme, de l’émancipation de l’individu et des valeurs universelles de liberté et d’égalité. Ainsi, il resterait un long chemin à parcourir pour la société turque.
Dans tous les cas de figure, ce sera trop peu et trop tard pour les Juifs de Turquie.
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