Les résultats des législatives du 7 juin ont été salués par de nombreux observateurs internationaux et par des millions de Turcs comme un sérieux revers pour le Président Erdoğan. Celui-ci avait fait de ce scrutin un référendum autour de sa personne et souhaitait obtenir au moins 330 sièges (sur 550) pour son parti AKP, ce qui lui aurait permis de modifier la Constitution pour remplacer le système parlementaire actuel par un système présidentiel.
Non seulement l’AKP n’a pas obtenu les 330 sièges, mais avec 258 sièges seulement, il a de surcroît perdu la majorité absolue à l’Assemblée nationale, pour la première fois depuis 2002. (Ses voix ont reculé de 49% en 2011 à 41% en 2015, alors que le parti CHP de centre gauche a obtenu 132 sièges avec 25% des voix et le parti de droite nationaliste MHP en a obtenu 80 avec 16% des voix.)
Mais surtout – et c’est une première dans le paysage politique turc – le parti kurde HDP (Parti démocratique du peuple) a réussi à obtenir 80 sièges en franchissant la barre des 10% imposée aux partis pour être représenté au Parlement et en recueillant au-delà des Kurdes, des voix progressistes-libérales dans les grandes villes comme Istanbul [1]. Le pari était risqué pour le HDP car en cas d’échec ses voix auraient été automatiquement portées au crédit de l’AKP selon le système en vigueur.
Des sondages montrent que l’AKP a été jugé avant tout sur ses performances sur l’économie qui est en net ralentissement. D’autres facteurs ont également contribué : une exaspération d’une partie croissante de l’opinion pour l’autoritarisme du chef de l’Etat et une perte significative des voix kurdes.
Conformément au processus constitutionnel, une fois que le président de la nouvelle Assemblée sera élu – ce qui devrait intervenir peu après le 23 juin – le pays disposera de 45 jours pour qu’un gouvernement soit formé et obtienne la confiance de l’Assemblée. La tâche reviendra d’abord à Ahmet Davutoğlu, dirigeant du parti AKP arrivé en premier. S’il n’arrive pas à former un gouvernement, ce serait au tour de Kemal Kılıçdaroğlu du CHP d’essayer. En cas d’échec de Kılıçdaroğlu, le Président Erdoğan aurait la voie libre pour appeler à de nouvelles élections dans 90 jours, soit au plus tôt vers mi-novembre.
Les deux principaux scénarios de coalition possibles sont : 1. AKP – MHP (logique, étant donné que les « bases » des deux partis sont assez proches en Anatolie centrale, mais scénario risqué pour l’AKP qui pourrait perdre l’initiative de résolution du problème kurde, sans parler du risque de polarisation accrue dans la société) ; 2. AKP – CHP (apparemment souhaité par les milieux d’affaires, mais induisant un risque d’affaiblissement du CHP, même si par ailleurs l’attrait du pouvoir est fort pour le CHP qui n’a pas gouverné depuis 1979).
Quant à une coalition CHP-MHP-HDP, fortement encouragée par les leaders d’opinion progressistes – et mathématiquement possible avec un total de 292 sièges – elle s’avère hautement improbable car le MHP a clairement exprimé son hostilité à toute coalition avec le HDP ou même à un soutien extérieur du HDP à un gouvernement CHP + MHP minoritaire.
Une période d’incertitude voire d’instabilité
Il est clair qu’une période d’incertitude, voire d’instabilité, vient de s’ouvrir en Turquie.
Plusieurs observateurs s’accordent à dire qu’Erdoğan a certes perdu une bataille mais pas la guerre. Selon l’analyste Michael Koplow qui s’exprimait dans la revue Foreign Affairs du 7 juin [2], en cas de gouvernement de coalition (ou minoritaire) le Parlement serait encore moins capable qu’auparavant de sauvegarder ses prérogatives contre le président Erdoğan, tant celui-ci a accumulé des pouvoirs depuis 2014.
L’éditorialiste et avocat des droits de l’homme Orhan Kemal Cengiz semble aller dans le même sens, quand il cite un récent communiqué de l’AKP qui « … ne permettrait à personne de mettre en cause la position du président Erdoğan », ce qu’il interprète comme une injonction à tout partenaire en coalition d’accepter la domination du système par Erdoğan.
Enfin, selon l’éditorialiste du New York Times et du Al-Monitor Mustafa Akyol, la tenue de nouvelles élections seraient le « Plan A » d’Erdoğan. Il cite un sondage IPSOS selon lequel l’AKP pourrait revenir à un score de 45% lors de nouvelles élections (le Président réussissant à faire valoir que lui seul, à l’évidence, est capable d’assurer la « stabilité »). Pourtant les milieux d’affaires, y compris ceux proches de l’AKP, craignent les effets néfastes sur l’économie d’un deuxième round d’élections.
Au-delà des incertitudes sur les coalitions, deux incertitudes me semblent les plus importantes : 1. incertitude sur la capacité et la volonté des cadres dirigeants de l’AKP à s’éloigner des positions d’Erdoğan (notons au passage que l’ancien Président de la République et cofondateur de l’AKP Abdullah Gül aurait des velléités de revenir sur la scène politique et que par ailleurs un important congrès AKP est prévu en septembre) ; 2. incertitude sur la possibilité – certes, écartée pour le moment – qu’Erdoğan réussisse quand même à faire passer l’AKP au-dessus de 330 sièges aux prochaines élections.
Conséquences sur les relations avec Israël
Suite à l’épisode en 2010 du Mavi Marmara – dont l’arraisonnement par les commandos israéliens avait in fine coûté la vie à 10 militants turcs – la Turquie avait formulé trois conditions pour la re-normalisation des relations entre les deux pays : des excuses d’Israël (ce qui a été fait en 2013) ; des réparations aux familles des victimes (les deux parties s’étaient accordées sur le montant à payer) ; la levée du blocus de Gaza (condition la plus « problématique », le blocus maritime étant reconnu légitime par l’ONU).
La guerre de l’été 2014 entre Israël et le Hamas avait en tout cas donné un coup d’arrêt aux contacts bilatéraux. Des déclarations du leadership turc comparant les méthodes des israéliens à celles de Hitler n’ont pas contribué – c’est le moins que l’on puisse dire – à une reprise des contacts après la guerre.
Entretemps, des médias turcs et israéliens ont fait part ces derniers mois de quelques développements sur le terrain :
1. Fin avril, on apprenait sur I24 News que des émissaires du Qatar et de la Turquie feraient passer des messages entre Israël et le Hamas, dont notamment une proposition turque de construire un port flottant à Gaza, visant à son ouverture vers le monde extérieur via les ports turcs, proposition dont l’Autorité palestinienne serait tenue au courant.
2. Début mai, le Consul général d’Israël à Istanbul Shaï Cohen déclarait au quotidien Milliyet que la Turquie serait le plus important fournisseur de matériel à Gaza et que 400 camions passaient quotidiennement par le poste-frontière de Kerem Shalom. En particulier, la Turquie serait en train de construire un hôpital à Gaza avec l’accord d’Israël. (Pourtant dans la presse turque ou israélienne on ne trouve aucune mention de ce projet qui, sur papier, paraît comme du « gagnant – gagnant » pour toutes les parties.)
3. Enfin, la Turquie a signé un accord de coopération militaire avec le Qatar en mars 2015, prévoyant notamment une présence militaire turque sur le territoire du Qatar. L’éditorialiste Lale Kemal du quotidien Today’s Zaman pense qu’Israël aurait joué le rôle « d’incitateur » dans cet accord, avec le soutien tacite des Etats-Unis. (Même si on pourrait imaginer qu’une telle initiative présente un intérêt partagé par toutes les parties pour contrer l’influence croissante de l’Iran dans la région, on ne trouve aucune mention d’une implication israélienne dans la presse israélienne ou turque.)
Quant à la fameuse idée d’exporter le gaz naturel israélien du gisement Léviathan via la Turquie [3], Shaï Cohen a beau déclarer que la solution la moins coûteuse et la plus efficace pour Israël reste un gazoduc qui relierait Léviathan à la côte sud de la Turquie, il semble que le facteur « risque sécuritaire » découlant du manque de confiance ait considérablement dégradé le caractère rentable d’un tel projet.
En définitive l’analyse de Steven A. Cook du Council on Foreign Relations [4] apparaît la plus réaliste. Il affirme en effet que le gouvernement israélien n’a plus confiance en l’AKP et qu’il est de toute façon focalisé sur ses problèmes de politique intérieure. La Turquie étant pour sa part sujette aux incertitudes présentées ci-dessus, il en découle qu’il ne faut pas s’attendre à un changement significatif à court terme, ni même à moyen terme tant que l’AKP d’Erdoğan, même si affaibli, reste le parti dominant d’une future coalition.
Reste à savoir si tout cela ne sera pas contredit par les éventuelles suites de l’entretien « secret » le 22 juin à Rome entre le Directeur général du Ministère des affaires étrangères israélien Dore Gold et son homologue turc Feridun Sinirlioğlu, premier contact bilatéral de haut niveau depuis plus d’un an.
Peut-être faut-il aussi reconnaître qu’il est dans la nature des gouvernements nationalistes conservateurs – ce qui est le cas des deux pays en question – d’y voir un intérêt à maintenir les tensions politiques de part et d’autre.
Seul point positif dans ce tableau, les relations commerciales entre les deux pays continuent à progresser (4,9 milliards d’euros en 2014, soit 50% de plus qu’en 2009) et selon Ehud Cohen, responsable du Bureau du commerce extérieur au Ministère israélien de l’économie « L’administration cherche à accroître les exportations vers la Turquie et à encourager l’investissement turc en Israël… ».
Conséquences sur la politique régionale
Il est difficile de prédire les conséquences des élections du 7 juin sur la politique extérieure de la Turquie. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que la Turquie a considérablement réduit son capital de confiance ces dernières années auprès de la communauté internationale, en particulier depuis ses prises de position à la suite du « printemps arabe ». Selon le chercheur Marc Pierini qui intervenait à une table-ronde de l’IREMMO [5] le 26 mai dernier, une véritable « normalisation » de la situation de la Turquie nécessiterait la normalisation de ses relations avec Israël, avec l’Union européenne, avec l’Arménie et avec les parties prenantes sur le dossier chypriote. Vaste – et improbable – programme, pris dans son ensemble. Sur le seul volet Proche-Orient, il paraît clair que la politique régionale du « zéro problème avec les voisins » s’est in fine traduite par « problèmes avec tous les voisins du sud ». Comme le fait remarquer l’éditorialiste du quotidien Radikal Ünal Çeviköz, le simple fait de ne plus disposer d’ambassadeurs dans les deux pays les plus importants de la Méditerranée orientale, Israël et Egypte, prive la Turquie du rôle important qu’elle peut jouer dans la résolution des problèmes importants comme l’énergie.
C’est également l’avis de l’éditorialiste du quotidien Radikal Murat Yetkin qui affirme que la Turquie est devenue une partie indirecte de la guerre civile en Syrie et que c’est grâce à la réticence de l’armée qu’elle n’y est pas impliquée plus directement. Il note que le CHP a exprimé son hostilité à toute aide aux radicaux islamistes en Syrie mais qu’une coalition AKP – CHP serait toujours dominée par l’AKP, naturellement.
Sur la frontière syrienne, selon le CRS Report [6] du 23 avril 2015 signé Jim Zanotti, à partir de début 2015, suite à la pression internationale, mais aussi à sa perception des nouveaux risques sécuritaires, la Turquie a commencé à prendre des mesures allant dans le sens : 1. d’une interdiction de l’entrée de potentiels combattants étrangers en Turquie ; 2. d’une interdiction de ceux qui sont entrés en Turquie de passer en Syrie ; 3. d’une restriction de la contrebande de pétrole utilisée pour financer les activités djihadistes. La situation est donc légèrement moins mauvaise qu’il y a un an [7].
Entretemps, concernant le système de missiles de défense dont la Turquie doit se doter (notamment à l’est du pays) on apprend de Marc Pierini que le gouvernement turc favoriserait désormais une offre occidentale (celle du franco-italien Eurosam), après avoir annoncé, dès 2013, qu’elle envisageait plutôt l’offre chinoise, a priori incompatible avec les systèmes de l’OTAN dont la Turquie est pourtant membre [8]. Notons quand même que sur ce dossier on peut s’attendre à encore d’autres rebondissements.
On voit bien qu’il existe, dans les orientations stratégiques du pays, des invariantes qui précèdent et dépassent l’AKP et le contexte actuel. Selon Jim Zanotti, historiquement la Turquie essaye d’éviter toute domination par des puissances extérieures. Cela dicte son souci de réduire sa dépendance vis-à-vis de l’Occident par le biais d’accords avec d’autres puissances régionales ou mondiales (par exemple Russie, Chine). Et pourtant la Turquie ne dispose pas d’alternative sérieuse à ses liens sécuritaires et économiques avec l’Occident, comme l’explique également Marc Pierini.
Ces orientations paraissent assez en phase avec l’opinion publique turque. L’éditorialiste et universitaire Soli Özel résume de la façon suivante les résultats d’une récente enquête sur la politique extérieure [9] : l’opinion publique turque reflète de façon claire une fierté, une fermeture sur soi, une victimisation également et elle exprime une animosité contre l’Occident mais ne souhaite pas couper les ponts pour autant. D’une part elle soutient une politique d’isolement (« on n’a pas d’amis »), d’autre part elle souhaite que le pays joue un rôle actif.
Plus fondamentalement, Nick Danforth de Georgetown University explique dans la revue Foreign Affairs [10] qu’il existe une ligne directrice dans la politique turque extérieure depuis l’époque d’Atatürk jusqu’aujourd’hui : l’anti-impérialisme. Selon la période, cet anti-impérialisme a pris différentes formes. En tout cas les peuples arabes de la région n’ont eu d’importance que par rapport à la relation aux grandes puissances (le Royaume-Uni, puis l’Union soviétique et enfin les Etats-Unis). Depuis la chute de l’Union soviétique, c’est vers les Etats-Unis et Israël qu’est dirigé cet anti-impérialisme qui fait converger aussi bien la gauche que les Islamistes.
Il s’agit là de dynamiques normales de la vie d’un pays, dictées en grande partie par son histoire et sa géographie exceptionnelles. En revanche, il n’est ni normal ni productif de laisser se créer un climat où des critiques légitimes de certaines politiques israéliennes sont accompagnées d’un antisémitisme virulent, contribuant à la perception infantile des bons (Arabes) et des méchants (Israéliens, Juifs) [11].